Extraits

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Extrait du chapitre I (« Le camp des saints »)

En cette aube de septembre 2001, des pluies diluviennes chargées d’orage s’abattaient sur la Vallée des Cent Pagodes. Réfugié sous l’auvent dérisoire d’un marchand itinérant, j’attendais patiemment le retour du soleil invaincu. (...) C’est alors que j’ai vu se dessiner à l’horizon les mamelons opulents de la cité royale d’Oudong. Les tombeaux des rois khmers, surplombant chacune de ces collines sacrées, semblaient défier le ciel soudain dégagé, tels des fusées supersoniques qu’on aurait fardées d’ornements rococo. (...) Ma journée à Oudong épousa les standards touristiques les plus banals, écartelée entre l’ascension des stupa royaux, un arrêt au pied de la grande statue de Bouddha – moins brisée par l’usure du temps que par les bombardements américains – et des intrusions plus ou moins discrètes dans les monastères bouddhistes.

Illustration de Christelle Tea
Fourbu, je m’apprêtais à héler un motodoup quand j’aperçus un escalier étroit, encadré de tigres sculptés, grimpant à pic à l’assaut d’une colline luxuriante. Intrigué par la perspective, j’escaladai les marches avec lenteur jusqu’à ce que j’arrive au milieu de quelques cabanes rudimentaires faites de bois et de tôles. Et là, dans une cour ombragée, je vis une dizaine de vieillards assoupis, vautrés dans des hamacs. Tous étaient drapés de blanc et la plupart des hommes avaient les cheveux rasés. L’un d’eux s’est prestement levé, puis s’est approché de moi, me saluant les mains jointes, se perdant dans des amabilités dont je n’ai pas compris la moindre formule. Il portait un turban enroulé avec nonchalance et un tee-shirt épointé. Me prenant par le bras, il m’a conduit vers une cabane, continuant à me dérouler un discours ininterrompu entrecoupé de rires enfantins, et plus je lui disais, en français, que je ne comprenais rien, et plus il devenait éloquent. J’apprendrai plus tard que ce moine vibrionnant avait pour nom Ong Lep, qu’il était sourd comme un pot et à moitié aveugle, ce qui expliquait la prodigalité de son discours : dans sa demi-cécité il m’avait confondu avec un ethnologue canadien et ne pouvant m’entendre, il était persuadé que je comprenais parfaitement tout ce qu’il me disait.

M’invitant à m’asseoir et m’offrant un thé brûlant, Ong Lep a étalé devant moi un étrange amoncellement de grimoires, d’accordéons cartonnés et d’amulettes. L’un des cahiers présentait des écritures manuscrites qui faisaient penser à du sanskrit. La profusion de symboles, m’évoquant des sortes de Sri Yantra,  et les salutations successives des vieux moines  – mains jointes et tête baissée – m’incitèrent à supposer que cette communauté devait sans doute communier dans une sorte de culte brahmaniste. Peut-être un reliquat des anciennes religions shivaïtes d’Angkor ? Oui, pensai-je, je dois être sur la colline des renonçants d’Oudong…

Puis soudain, tournoyant au-dessus de la tête d’Ong Lep, j’aperçus un tout autre symbole : découpé grossièrement dans du carton argenté et suspendu à un fil, l’étoile et le croissant des musulmans dansaient doucement dans la brise. Observant plus attentivement les amulettes, je reconnus alors quelques lettres arabes plus ou moins bien tracées, un alif tordu, un sin à quatre arêtes, un ayn malingre. Je jetais un œil vers les vieillardes : elles arboraient un foulard approximatif.

En Islam, j’étais en Islam !

Je pensais être tombé sur un yogi, mais non, Ong Lep était un faqîr, un « pauvre » de l’islam, un frère soufi ! Je ne le savais pas encore, mais je venais de rencontrer, au hasard d’une innocente promenade, l’unique communauté maraboutique du Royaume khmer. Ces paisibles moines avaient beau être cambodgiens, ils n’étaient ni khmers, ni chinois, ni vietnamiens : j’étais entré au pays des Chams, un pays sans frontière ni drapeau, dont l’existence doit tout à la mémoire et à la fidélité de ses héritiers.

Dès lors, je me passionnai pour un peuple dont je ne connaissais jusque-là que les homonymes : car « Cham », pour moi, c’était la Syrie, Bilad al-Cham ; ou c’était la Bible, Cham fils de Noë…

Et voilà que s’ouvraient à mon enthousiasme, quelques jours après le Onze septembre, l’histoire des royaumes disparus du Champa et l’épique épopée d’un peuple qui, tour à tour, a connu la gloire et l’exode, les dieux indiens et la révélation coranique, les persécutions polpotistes et la paix des braves.

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Extrait du chapitre IV (« Chez les dévots de l'Imam San »)

Le touriste ou le visiteur de passage, s’il pèche par fainéantise, distraction ou frilosité, risque fort de ne rien apercevoir de la présence chame au Cambodge. Il est vrai que les approximations statistiques nous indiquent que les Chams – auxquels on a tendance à amalgamer les microminorités musulmanes : descendants de Malais et de Javanais, Indiens, Tamouls, etc. – ne représenteraient guère que 5 % de la population cambodgienne, ce qui correspond à quelques quatre-cent-mille âmes. Puis ce n’est pas dans les circuits touristiques d’Angkor, les restaurants branchés de Phnom Penh ou les « bars à coquines » qu’on aura la chance de croiser des Chams « visibles ».

Il est pourtant certaines zones où ne pas remarquer les manifestations de leur singularité  relèverait de l’exploit. Il suffit, par exemple, de quitter Phnom Penh pour Kampong Chhnang en empruntant la route nationale N° 5 : trois faubourgs musulmans, pauvrement baptisés « Kilomètre 7 », « Kilomètre 8 » et « Kilomètre 9 », se succèdent, chacun disposant d’une rutilante mosquée de style arabo-malais où l’islamiquement correct s’affiche avec fierté en une débauche de couleurs franches et chamarrées qui raviront les amateurs de tissus précieux. Ne dit-on pas que les Chames sont (ou étaient) les meilleures tisserandes du Cambodge ? Continuez la route N° 5 jusqu’à Kampong Chhnang, longeant sur leurs flancs orientaux les collines d’Oudong, et vous pouvez être assurés de rencontrer ici et là, jouxtant des agglomérations khmères ou vietnamiennes, les signes d’une consistante présence musulmane, avec madrasa, femmes voilées et tombes biffées de caractères arabes.

Même le très touristique quai Sisowath, qui est un peu à Phnom Penh ce que la Croisette est à Cannes, permet d’offrir une petite fenêtre sur le monde musulman puisqu’il fait face à la presqu’île de Chroy Changvar où vit depuis des siècles une communauté métisse, chame et malaise, dont les villages et les mosquées, longtemps protégés par la forêt claire, subissent malheureusement l’ombre des récents bubons immobiliers du groupe Sokha. Enfin, symétrique aux trois faubourgs de la route N° 5, le quartier de Preik Pra, au sud-est de Phnom Penh, vit aussi à l’heure islamique, et pas la moindre puisqu’il est l’un des fiefs du mouvement fondamentaliste Tablighi Jamaat.

Le littoral cambodgien connaît aussi quelques enclaves musulmanes : Kampot, ville côtière universellement connue pour ses fameuses poivrières, abrite ainsi plusieurs villages de pêcheurs musulmans répartis le long des deux chenaux reliant la cité à l’océan. Chaque soir, c’est un même spectacle d’une beauté déchirante lorsque des dizaines d’embarcations effilées quittent le pont des villages, slalomant entre les bancs de sable, et s’en vont se confronter aux assauts de la haute mer, tandis que les muezzin de Kampong Kandal, Trapeang Smach ou Kampong Treach lancent les appels de la prière al-maghrib. La rigueur ethnologique me commande de préciser que ces navigateurs ne sont pas à proprement parler des Chams (même s’ils se présentent ainsi aux néophytes) mais des Jveas, c’est-à-dire des descendants d’immigrants malais ou indonésiens, installés depuis au moins six siècles sur les côtes cambodgiennes.

Ce n’est pas sur les rivages océaniques ou dans les périphéries de Phnom Penh que se situe le cœur de l’implantation musulmane, mais dans le pays de Kampong Cham, au centre du Cambodge. S’ils ne sont pas majoritaires dans la province, et moins encore dans son chef-lieu, les Chams sont légion sur les rives du Mékong, en particulier dans le district de Kroch Chhmar. C’est ainsi à Phum Trea que l’on trouvera l’une des plus imposantes mosquées du Cambodge, aujourd’hui centre nerveux du Tablighi Jamaat. Et quelques kilomètres en amont, à la sortie du village de Svay Khleang, se tient le plus ancien édifice musulman, un minaret du XVIIIe siècle aujourd’hui quelque peu délabré.

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Illustration de Christelle Tea



Extrait du chapitre II (« Nos meilleurs ennemis »)

Depuis des siècles, ne l’oublions pas, Chams et Khmers foulent une même terre, sondent les mêmes fleuves, se lustrent sous des pluies pareillement diluviennes. Par certains aspects, leur coexistence se révèle symbiotique : ainsi les Chams, ne subissant pas les interdits bouddhistes de mise à mort et de dépeçage des animaux, excellent dans les activités d’élevage, d’abattage, de découpe : les meilleurs bouchers sont chams, de l’aveu même des Chinois pourtant avares de compliments. (...) Une infrangible muraille, criblée d’humaines lézardes, semble toutefois se dessiner encore entre les fils de Kambu et les réfugiés du Champa. Au-delà de l’irréductibilité religieuse des deux communautés, le trait le plus frappant reste l’ignorance abyssale des Khmers et l’incapacité de ces derniers à dépasser une poignée de légendes truculentes transmises de génération en génération. Ainsi, n’importe quel Khmer, que vous le rencontriez à la sortie d’un lycée de Battambang ou dans la plus fangeuse rizière du pays de Kandal, vous expliquera, avec un sérieux de plomb, que les Chams sont bien évidemment nés de l’union d’un chien et d’une truie. Les preuves de la véracité de ce mythe abondent, si l’on en croit l’homme (khmer) de la rue : ainsi, les Chams ne mangent pas de porc – contrairement aux Khmers qui en raffolent – ni de viande de chien – les Viêt n’hésitant pas à en faire leur pitance –, prouvant bien ainsi leur respect envers leurs géniteurs primordiaux... Les sons qui sortent des haut-parleurs des mosquées chames, ces « allaaaaaaaaa » répétés cinq fois par jour, de l’aube au crépuscule, ne sont-ils pas des imitations d’hurlements de chiens ? Les Khmers possèdent d’ailleurs une expression désignant l’appel à la prière musulmane, sraek lou, qu’on peut traduire ainsi : « crier comme un chien sauvage »… Rares sont les Khmers qui sont entrés dans une mosquée mais la plupart sont persuadés que les Chams y vénèrent des statues de chiens et de cochons (« Des chiens maigres et des cochons gras », préciseront les plus pointilleux). 

Je me souviens de cette discussion avec un Khmer éduqué, guide-hôtelier à Kampong Thom, qui s’était fait une joie de me livrer le fin mot de l’histoire dont je peux donner ici le résumé : il était une fois un prince du Champa qui s’était uni à une truie. Celle-ci accoucha d’une fille, aussi porcine que sa mère mais plus vilaine encore. Le roi exigea qu’elle se couvrît le visage au moyen d’un foulard de soie et l’exila dans une forêt profonde. Là-bas elle forniqua avec un chien et accoucha d’un garçon : et le fruit mi-porcin mi canin de cette union, c’est justement l’ancêtre de tous les Chams… Marcel Ner, qui collecta dans les années quarante plusieurs déclinaisons de cette légende, ajoute qu’on lui contait aussi que le fils avait assassiné son chien de père et s’était fait une coiffure de sa vessie. Ainsi s’explique très logiquement le singulier accoutrement des Chams : les hommes portent une calotte blanche en souvenir de cette vessie canine et les femmes se voilent pour suivre l’exemple de leur porcine aïeule.

Il ne faudrait surtout pas déduire de ces mythes animaliers que les Khmers tiennent les Chams pour des sous-humains ou une race maudite promise à tous les holocaustes. Là encore, il convient de placer ce discours dans le contexte de son énonciation : nombreuses sont les légendes khmères où la frontière entre homme et animal se révèle floue, aussi ne faut-il pas exagérer l’intention insultante de ces mythologies porcines et canines. Si l’on peut comprendre combien il est désobligeant pour un musulman d’être suspecté d’adorer une idole (et plus encore celle d’une bedonnante cochonne !), on doit se persuader que le Khmer qui colporte cette rumeur n’y voit là rien de très scandaleux ; après tout, l’arrière-fond mythologique des Khmers pullule d’idoles animales : Naudin le taureau de Shiva ; Garuda l’aigle de Vishnu ; Hamsa le cygne de Brahma ; Hanuman le singe guerrier ; Ganesha le « dieu-éléphant » et son rongeur de monture, etc. L’hypothèse qu’il puisse exister au Cambodge un peuple adorant un animal-totem que l’on s’interdit de manger n’a pour un Khmer finalement rien d’extravagant ; après tout, les hindous vénèrent la « Mère Vache » et s’interdisent d’en consommer la viande. La popularité de cette légende tient donc plus de la méconnaissance que du mépris ; disons qu’elle vise à fournir – dans le cadre enchanté des croyances populaires khmères – une explication « plausible » à la singularité cultuelle de leurs voisins chams.

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Illustration de Christelle Tea































































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